Karaté contre livres

Partager :

J’aime ça :

You are currently viewing Le romantisme du XVIIIe siècle aux racines de l’urbex du XXIe siècle

Le romantisme du XVIIIe siècle aux racines de l’urbex du XXIe siècle

Les représentations romantiques ou post-apocalyptiques de ruines ont en commun de montrer le caractère éphémère du travail humain et le triomphe absolu de la nature. Que vous soyez un amateur de friches industrielles ou bien un amateur de ruines de cités antiques, vous projetez inconsciemment dans la ruine que vous visitez, une allégorie de votre propre existence. Les racines de l’urbex sont à aller chercher plusieurs siècles en amont, à une époque où la thématique des ruines est très forte car elle éveille en l’homme cette sensation de finitude. Ce que la ruine montre en creux, à n’importe quelle époque, c’est l’artificialisation du territoire et la part toujours plus faible laissée à la nature sauvage.

Les découvertes archéologiques du XVIIIe siècle exacerbent l’imagination

C’est dans la peinture que l’on a l’habitude de retrouver le plus de traces du romantisme même si cette période artistique a irrigué tous les arts de l’époque. Cette « ère de la ruine », longue et difficile à situer précisément, semble s’étendre de la fin des années 1600 jusqu’à la Belle Epoque (fin 1800/début 1900 donc).

Les peintres de l’époque aiment scénographier la nature dans leurs peintures en prenant pour exemple des ruines existantes : c’est le siècle des représentations de paysages envahis de vestiges architecturaux en ruines. Parfois, les monuments du passé sont même totalement réinventés et reconstruits par leurs auteurs : ce sont des capricci, des mondes inventés avec une base réelle.

En effet, le XVIIIe siècle, c’est l’époque des grandes (re)découvertes archéologiques : Pompéï et Herculanum en tête, à partir de 1709. Des cités antiques sortent de terre et activent alors l’imagination fertile des artistes de l’époque, qu’ils soient peintres, écrivains ou architectes. De nos jours, ce sont les photographes et les vidéastes qui activent nos imaginaires en capturant ces lieux abandonnés.

Du Bellay, Montaigne, Byron, Baudelaire, Dante, Volney, Voltaire, Chateaubriand… Voici les noms attachés à la période qui aime s’amuser avec les ruines. La fascination pour les ruines montre bien le caractère éphémère de toute construction humaine face à la nature ; cette dernière gagnant toujours à la fin. Cette règle se vérifie au cours des siècles, peu importe le motif d’abandon des lieux : Palmyre ou Tchernobyl, les deux lieux excitent l’imaginaire des artistes de la même manière.

Volney et Chateaubriand préféraient la ruine au monument intégral, car lorsque les temples s'écroulent l'œil découvre en haut, à travers les ruines, les astres.

Mario Praz, ancien professeur à l'université de Rome.
Urbex temple en ruine

L’amour des ruines dans un siècle de transition

Ce goût pour les friches et les ruines ne date donc pas d’hier : les monuments en ruine ont toujours fasciné l’humain car elles représentent en fait sa propre finitude. Les ruines exercent un pouvoir d’attraction indéniable sur nos psychés, comme si elles nous ramenaient constamment à nos racines et à notre passé. C’est en cela que je pense que les racines de l’urbex sont à chercher à cette époque.

Le goût pour les friches et les ruines se produisent dans des contextes historiques de transition

Michaël Silly, du site Ville Hybride.

Si vous vivez sur Terre actuellement (2024), vous avez effectivement pu constater que nous sommes entrés dans une période de transition depuis quelques années déjà. Même si les débuts de cette nouvelle ère restent difficiles à dessiner (2000, 2001, 2012 ?), nous pouvons affirmer que nous sommes à l’aube de ce que Idriss Aberkane appelle une seconde renaissance, ou Renaissance 2.0, qui vient faire écho à la Renaissance européenne que nous connaissons bien. Notre nouvelle société est encore jeune et ses contours restent encore flous mais elle est bien là : conscience environnementale, croissance du numérique, organisations horizontales…

Cette fascination pour l’urbex et les édifices en ruine s’explique donc dans ce contexte de changement de société. On se retourne vers du solide, des constructions qui étaient là avant nous et qui le seront certainement après nous, comme pour se rassurer et s’ancrer dans ce monde instable et en pleine transition.

L’urbex du XXIe siècle a ceci de commun avec le romantisme européen du XVIIIe siècle de redonner de la place à une nature exubérante qui veut reprendre ses droits sur l’homme. L’urbex et le romantisme partagent ce trait commun : une fascination et une relation privilégiée à la nature comme élément indispensable à la survie du monde et de l’humain.

Les urbexeurs expriment-ils par leur pratique un certain dégoût à l’égard de la société contemporaine dans laquelle ils vivent ? Certainement. C’est ce même dégoût et ce même constat qu’ont fait les romantiques à leur époque de bouleversements. Les ruines et les friches représentent cela : une perte de sens et de confiance dans la société actuelle et un besoin de retourner à ses racines et au monde concret et palpable, même s’il est détruit.

Urbex ruines antiques

L’urbex pour éclairer les racines des lieux abandonnés à la végétation

Les friches urbaines sont-elles de non-lieux ou, au contraire, sont-elles les lieux de tous les possibles pour notre futur ? Certains lieux abandonnés, remis en lumière par des urbexeurs, parviennent à mobiliser des habitants et des collectivités pour sauver leur patrimoine. En cela, la pratique de l’urbex est clairement un atout indéniable pour le sauvetage du patrimoine historique en France et dans le monde.

Les friches sont neutres, laïques et apolitiques, comme le sont leurs découvreurs et leurs visiteurs. En cela elles constituent des opportunités pour construire le monde de demain, notamment au cœur et en périphérie des moyennes et grandes villes.

Les friches sont perçues comme les lieux de tous les possibles, par opposition à une société hyper normée. Rebus de la société industrielle, on les retrouve dans tous les pays fortement marqués par les grandes infrastructures qui ont remodelé les villes lors de la révolution industrielle

Michaël Silly

C’est peut-être ça le futur de l’urbex : se réapproprier des territoires abandonnés et les faire revivre grâce à des projets qui permettront de conjuguer nature et futur au même temps. Que nous soyons dans une vision romantique ou post-apocalyptique des ruines, ces dernières nous projettent dans un espace de création illimitée, seulement limité par notre imagination. C’est là tout le potentiel des friches, des ruines et la véritable destination de l’urbex tel qu’il est pratiqué aujourd’hui.

Dans un monde dominé par l’intangible et le superficiel, les ruines abandonnées, les friches envahies par la végétation et des pratiques comme l’urbex nous ramènent à notre condition de mortels. La nature sera là bien après notre passage sur Terre, une pensée qui devrait nous permettre de nous ancrer ainsi davantage dans notre époque et notre civilisation. Les ruines et les bâtiments abandonnés n’ont donc pas fini de nous fasciner durant les siècles à venir !