Urbex, abandonologie, exploration urbaine… Les termes abondent pour qualifier une même envie : celle de découvrir, arpenter ou redécouvrir des lieux anciens, abandonnés, relégués à la végétation ou bien à la ruine, tout simplement.
Urbex ou abandonologie en premier ?
Aujourd’hui, le terme le plus reconnu, celui qui vient en premier à l’esprit lorsque l’on parle d’exploration urbaine et notamment de ruines, c’est le mot urbex. Pourtant, il n’est pas le seul à recouvrir ce vaste domaine de recherche. En voici un autre : l’abandonologie. S’il fait plus pompeux que son cousin l’urbex, il n’en recouvre pas moins le même rayon d’activité : l’exploration de bâtiments en ruines, de villages dépeuplés ou de lieux abandonnés.
L’origine du mot abandonologie est plus récente que le concept de l’urbex qui a vu le jour dans les années quatre-vingt dix. L’abandonologue (la personne qui fait de l’abandonologie) explore les anciens bâtiments et les anciens villages à la recherche d’informations sur les lieux dans le but de se documenter et d’étudier l’histoire des lieux en question. C’est la première nuance que nous pouvons entrevoir avec l’urbex, qui est plus un mode de vie artistique, fortement influencé par la pratique de la pratique de la photographie pour immortaliser les lieux abandonnés.
L’abandonologie fait bien le distinguo entre les lieux de mémoires qui sont, par définition, relégués dans notre histoire commune et souvent canonisés (Natzwiller, Alésia...) et les lieux comme Prypiat qui sont seulement relégué dans l’oubli et abandonnés, même par la mémoire collective. La zone abandonnée est ainsi, par opposition aux glorieux sites antiques de l’antiquité ou aux sites historiques de mémoire, vouée à sombrer lentement dans l’oubli.
L’abandonologie peut donc recouvrir un champ d’étude assez vaste, recoupant de nombreuses disciplines comme l’architecture, l’archéologie, l’urbanisme, l’histoire et l’ingénierie mais son point principal est qu’elle tente par tous les moyens de faire revivre et de reconstruire certains sites abandonnés par l’histoire. Que cela soit par le biais de recherches scientifiques ou bien par le biais de la narration et de la poésie.
L’abandonologie un genre pour les explorateurs du XXIe siècle
Là où l’urbex résonne comme un mode de vie et une exploration artistique de lieux abandonnés, l’abandonologie serait plutôt son pendant littéraire ou académique. Une face de la pièce un peu plus conceptuelle et un peu moins esthétique que la recherche initiale d’un urbexeur. Pour autant, l’exploration des lieux est au cœur des deux pratiques, que celle-ci soit vécue ou seulement imaginée.
Les premières représentations d’abandon dans la littérature semblent émaner de deux sources : l’une italienne et l’autre russe. Le roman Cade la Terra de Carmen Pellegrino (2015) ainsi que La limite de l’oubli par Sergueï Lebedev (2011) et La supplication de Svetlana Alekseïevitch (2014) forment le triptyque inaugural d’un nouveau genre littéraire qui s’est alors autoproclamé l’abandonologie.
La réflexion sur l’abandon dans la littérature contemporaine de langue russe vise à créer une profondeur analytique qui cherche à interroger le pourquoi des choses, à savoir Tchernobyl et ses conséquences sur les acteurs réels au présent, mais aussi à sensibiliser le lecteur et à reprendre un contact avec une mémoire effacée, par la fiction et le pouvoir empathique du langage poétique.
Claudia Pieralli- Université de Florence
L’action du roman italien se place dans un village imaginaire calqué sur un village réel italien abandonné par ses occupants dans les années soixante. Le cœur d’un récit d’abandonologie c’est de traiter le sujet de la dégradation des murs des bâtiments en parallèle d’une certaine déliquescence des âmes des personnages. C’est en cela qu’abandonologie et urbex ne sont pas liés. Là où l’urbex est une pratique artistique purement factuel et poétique, l’abandonologie va chercher plus loin et explore les tréfonds de l’âme humaine grâce à la parole et au récit.
L’abandonologie aide le lecteur à changer son point de vue sur un territoire abandonné. C’est l’essentiel du propos du roman d’Alekseïevitch qui donne la parole aux survivants de la région de Prypiat. Ce lieu désormais dénué de vie depuis la catastrophe de Tchernobyl en 1986, change radicalement de dimension et devient un lieu refuge après avoir été un lieu de dévastation et de ruine.
L’abandonologie peut ainsi marquer un genre de transmission de la mémoire à travers la fiction. Des romans à même de nous interroger collectivement sur la place laissée aux lieux abandonnés : quelle place leur donne-t-on aujourd’hui ? Doit-on les réhabiliter ? Les réutiliser ? Qu’est-ce que ces lieux peuvent nous apprendre sur nous-même ? Le roman permet alors cette mise en abîme à la frontière entre mythe et histoire.
Lieux abandonnés et ruines : des témoins historiques
Si l’urbex magnifie et transforme les ruines en œuvre d’art par la photographie, l’abandonologie permet d’ancrer durablement des lieux abandonnés dans l’esprit des lecteurs. Le point commun de ces deux pratiques artistiques est de nous faire découvrir de nouveaux lieux, de les sortir de l’oubli dans lequel ils étaient plongés.
Là où l’urbex met en lumière et en image des bâtiments abandonnés, l’abandonologie étudie ces lieux abandonnés et les sort de leur silence en les mettant en mots.
Les lieux de mémoire ne sombreront jamais dans l’oubli car ils portent en eux la marque lourde de l’histoire collective (catastrophe naturelle ou technologique, effondrement économique, historique ou culturel…). En revanche, les lieux libres de toute mémoire collective ne demandent qu’à être effacés de l’ardoise du temps et de l’histoire puisqu’ils n’appartiennent pas à l’histoire et à l’imaginaire collectif (un château privé détruit, une zone fermée, un espace urbain repensé…).
La différence est également très nette avec les ruines de l’antiquité élevées au rang de monuments culturels intemporels. Ces derniers nous forcent à repenser à la chute des anciennes civilisations qui étaient présentes avant nous et dont nous sommes les héritiers. Ces ruines antiques mettent notre imaginaire en émoi et nous place comme spectateur d’une frise temporelle dont nous ne sommes que de simples personnages secondaires.
Le romantisme et la passion pour les ruines de l’antiquité forment un accès différent dans l’appréciation des ruines et des lieux abandonnés, tant par le médium utilisé (peinture et littérature) que par le contenu et le choix des mots utilisés. Abandonologie, urbex et romantisme sont trois courants artistiques qui partagent une passion commune pour les ruines et les lieux oubliés mais différent totalement dans leur expression et leur manière d’utiliser ces bâtiments et ces endroits.
Dans tous les cas, que cela soit métaphorique ou non, l’exploration de lieux abandonnés au végétal remet en question notre propre finitude en tant qu’être humain. Et, au final, questionne aussi notre place dans l’histoire et sa mémoire lorsque notre corps aura disparu de cette Terre. Une question centrale pour l’humanité et présent en chacun de nous, peu importe le pays dans lequel nous vivons et le siècle dans lequel nous évoluons.